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Le commanditaire, l'architecte et l'artiste : une relation documentée

Le 05/01/2024 EnPERSPECTIVE

Le fonds Francis Pellerin (60 Z) offre des dossiers des commandes monumentales particulièrement riches d'une part, sur la collaboration de Francis Pellerin avec des architectes reconnus de la période de la reconstruction et des Trente Glorieuses (Louis Arretche, Henry Auffret, Yves Guillou, Georges Martin, Yves Perrin et d'autres), comme en témoigne leur correspondance et, d'autre part, sur les réalisations de ces architectes à Rennes puisque les dossiers contiennent de nombreux plans de bâtiments.

L'entre-deux-guerres, période de formation de ces architectes et de ces sculpteurs dont Francis Pellerin, voit un rapprochement conscient et fort entre l'architecture, la peinture et la sculpture dans une visée fonctionnelle et plus ou moins sociale. Francis Pellerin conçoit ses projets dans cet esprit : il inscrit ses œuvres dans la composition architecturale, qu'elles soient fixées aux édifices (surtout durant les années 1950), ou qu'elles s'en émancipent (dans les années 1960 et 1970). Quelle que soit la position de l'œuvre par rapport à l'architecture, le lien avec celle-ci se manifeste dans le souci de l'échelle, de la proportion juste entre les deux et, bien sûr, du sens artistique donné par le sculpteur en lien avec la fonction du bâtiment. La correspondance avec les architectes montre la proximité de vue qu'il a avec la plupart d'entre eux et le soutien qu'ils lui apportent. Elle rend compte, notamment pour les œuvres non retenues, de la réception difficile à laquelle la "nouveauté" de l'art de Francis Pellerin peut se heurter. Le sculpteur s'ouvre volontiers auprès des architectes de ce qu'il considère comme un manque d'ouverture d'esprit des commanditaires, souvent confirmé et déploré par ses correspondants.

À cet égard, l'exemple de la commande par l'Institut Richelieu (à la Roche-sur-Yon) de statues pour sa chapelle, en 1960, est significatif (60 Z 124). Conformément au fonctionnement du 1% artistique (créé par un arrêté ministériel de 1951), l'architecte joue un rôle d'intermédiaire entre le client et l'artiste, de la commande à la livraison. L'architecte retenu, Jean Parois, fait appel à son ami Francis Pellerin. L'architecte et le sculpteur partagent une même vision de l'art, qui tend à s'émanciper des schémas traditionnels et aspire à se dégager d'une reproduction exacte de la réalité pour s'orienter vers une figuration allégée, voire vers l'abstraction. L'échange de courriers entre l'architecte, l'artiste et le commanditaire entre mai 1960 et décembre 1961 témoignent de cette relation et de ces positions, parfois avec verdeur.

En mai 1960, l'architecte envoie les plans de la chapelle à Francis Pellerin et lui expose la commande. En octobre, ce dernier lui propose plusieurs projets. Puis, début novembre, c'est l'architecte qui présente le travail de l'artiste au commanditaire. Jean Parois restitue aussitôt ces échanges à Francis Pellerin sans hésiter à lui faire part de ses impressions personnelles. Certains projets sont écartés d'emblée par la direction, non sans ironie (rejet du modèle n° 1 d'ostensoir "qui rappelle par trop hélices ou marguerites"). Jean Parois suggère également à son ami des pistes de modification en veillant à l'insertion des œuvres dans l'architecture (courrier du 5 novembre 1960). Dans la continuité de cet échange, le supérieur de l'Institut montre que la direction goûte peu "l'art contemporain" et tout ce qui s'éloigne un tant soit peu de l'art figuratif, même si l'Institut était d'accord dès le départ pour ne pas retenir le style Saint-Sulpice (courrier du 11 novembre 1960). Son argument principal est que l'abstraction est un obstacle à l'identification immédiate du saint représenté sur la statue et partant, un obstacle à la ferveur des élèves. Une stylisation légère serait acceptable à condition que les œuvres demeurent lisibles : il déplore à cet égard que le chemin de croix lui semble un "rébus" à déchiffrer. Les échanges avec le supérieur de l'Institut sont centrés sur la question du style et de la lecture des œuvres. Assez rapidement, les vues de Francis Pellerin et de l'Institut divergent, malgré les efforts de Jean Parois pour les concilier.

Le 12 novembre 1960, Francis Pellerin, à la lecture des arguments transmis par Jean Parois "aux Pères", le "félicite de la précision avec laquelle [il cerne] le problème" et lui signifie "son accord au mot près sur ce dont [il se fait] l'interprète" ; il s'applique alors à modifier sa proposition pour "trouver la liaison statuaire, architecture". Tout en acceptant de remettre l'ouvrage sur le métier, Francis Pellerin affirme avec verve sa vision du jugement et de la réception d'une œuvre d'art : "J'exècre les commissions, fussent-elles sacrées, et surtout les sacrées, car le sacré n'est pas affaire de commission. Le sacré c'est à la fois une tension, une rencontre, un accueil. Il y a la Qualité et le Rapport à rechercher, et à éviter l'erreur liturgique, un point c'est tout, et je dis aux commissions ... Chacun est libre d'aimer, il aime comme il est capable. Aimer dispense de comprendre. J'aime le chant des oiseaux sans le comprendre. L'odeur d'une rose me suffit, si je me l'explique, je fais de l'horticulture et je déplace l'intérêt, au surplus, la rose n'a pas besoin des trous de nez du monde pour exister".

Deux jours plus tard, en présentant le projet amendé de Francis Pellerin, Jean Parois présente avec diplomatie sa conception de l'art au supérieur : "Au fond, nous retrouvons toujours l'éternel débat des "Anciens" et des "Modernes". […] Peut-être ne faut-il pas risquer de dessécher l'œuvre d'art, en donnant le plus grand rôle à la fonction pratique seule ? Le côté sensible de l'œuvre est aussi une fonction et je regrette pour ma part que cette fonction-là, qui est l'essence de l'art, ne soit pas mieux ressentie en général" (courrier du 14 novembre 1960).

Un peu plus tard, en décembre 1960, Jean Parois dresse un état de la situation à Francis Pellerin. Il rappelle la position initiale de l'Institut et l'orientation qu'a prise le travail de son ami, et conclut sur la capacité de réception du commanditaire : "Au départ, tout le monde était d'accord pour écarter toute formule se rapprochant du Saint-Sulpice, parce que c'est du "Petit Art" et que la chapelle appelle un style plus dépouillé et plus viril. Depuis lors, tes études t'ont conduit à ce que l'on appelle communément de "l'abstrait". Ces propositions, que j'estime pour ma part fort intéressantes, sont allées d'emblée à la limite de ce que l'on peut faire admettre dans la conjoncture actuelle" (courrier du 12 décembre 1960).

Et Francis Pellerin de répondre à Jean Parois : "J'aime ton attitude dans cette affaire et souhaite servir ton architecture, deux choses qui font que je ne dis pas "merde"." (courrier du 15 décembre 1960). Jean Parois pense inévitable l'adaptation de la proposition de Francis Pellerin pour qu'elle ait une chance d'être acceptée par l'Institut Richelieu : "Devant envisager toutes les éventualités, […] je pense que, sans trop de sacrifices, tu pourras alors envisager des études plus digestibles pour la clientèle, que nous avons, malgré tout, à satisfaire, dans une certaine limite" (courrier du 19 décembre 1960).

Francis Pellerin apporte de nouvelles modifications à ses maquettes dans le sens indiqué par Jean Parois, en lui exprimant dans une métaphore végétale la limite qu'il trouve à l'exercice : "Ce qui naît est à cueillir comme fleur telle quelle, si je faisais des fleurs artificielles, que m'importerait d'ajouter ou de retrancher. On ne demande pas des citrons à l'oranger. Je n'ai pas d'explication à donner à qui goûte mon fruit, et condamnera-t-on l'orange à qui l'on eut voulu trouver le goût de pêche en la faisant poire ?" (courrier du 2 février 1961). Dans un courrier du 28 février 1961, Jean Parois précise sa demande de modification, en suggérant notamment à Francis Pellerin de modifier le volume des statues pour qu'elles soient mieux intégrées à l'architecture. Il ajoute : "Tu vas dire que j'ai l'air de t'imposer un point de vue, ce que, paraît-il, il ne faut jamais faire avec un artiste, thèse d'ailleurs que je défends, même si elle paraît en contradiction avec mes actes".

À la réception de la proposition modifiée, le supérieur persiste dans sa réticence. Pellerin exprime alors sa vision de la situation à Jean Parois (5 octobre 1961) : "Pellerin fait du Pellerin, mieux vaut aller en chercher un autre que s'attendre à me voir faire ce qu'en fin de compte cet autre fera mieux que moi. Tes bons pères sont à côté depuis le départ. Puisqu'il n'y a pas de dialogue, demande-leur qu'ils se soulagent en me renvoyant mes projets. […] Mon seul regret est de ne pouvoir collaborer avec toi." Le refus définitif du supérieur à Francis Pellerin semble confirmer sa vision de l'art réduite à une fonction essentiellement utilitaire (30 novembre 1961) : "Non pas que ce style ne semble pas cadrer avec celui de notre chapelle, mais il ne nous semble pas convenir à la psychologie de ses usagers (enfants et adolescents surtout)".

Cette commande, riche en tribulations, et qui finalement n'aboutit pas, montre le rôle de courroie de transmission de Jean Parois entre l'Institut Richelieu et Francis Pellerin, qui le place entre son adhésion à la proposition du sculpteur et la nécessité d'honorer la commande du client – rôle délicat dans lequel il fait preuve de tact et de réalisme. C'est précisément l'adhésion de l'architecte à l'œuvre de son ami sculpteur, tant dans l'adéquation à la commande que dans le parti pris s'éloignant d'un style purement figuratif, qui l'amène à lui demander des ajustements. En cherchant un compromis de nature à satisfaire la direction de l'Institut Richelieu, Jean Parois défend une certaine vision de l'art. Dans cette relation triangulaire, se détache la relation forte qui existe entre le sculpteur et l'architecte, marquée par la confiance et une estime réciproque. Plus largement, cette commande illustre le contexte de tiraillement entre les "Anciens" et les "Modernes", qu'évoque Jean Parois, et la réception parfois difficile de l'art aspirant à l'abstraction dans ces années d'après-guerre. De ces échanges se dégagent enfin de manière assez éclatante la position d'artiste et la personnalité de Francis Pellerin.


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